CHAPITRE IX

Nous fûmes réveillés de bonne heure, ce matin-là, et le soleil était à peine levé quand nous nous mîmes en route. La limpidité du jour précédent n’était plus qu’un souvenir. L’air était lourd et moite, des nuages s’étaient amassés durant la nuit et la pluie menaçait.

Les rassemblements dans les rues avaient été interdits, et les Tohan faisaient respecter cette décision à coups de sabre. Ils massacrèrent un ramasseur de gadoue qui avait osé s’arrêter pour regarder notre cortège, et une vieille femme fut battue à mort faute de s’être écartée à temps de notre chemin.

Partir le troisième jour de la fête des Morts était considéré comme néfaste. Ces actes de cruauté et ces effusions de sang semblèrent aggraver encore les mauvais présages pesant sur notre voyage.

Les dames firent la route en palanquin, de sorte que je ne vis pas Kaede avant la halte de midi. Je ne lui parlai pas, mais son aspect me bouleversa. Elle était plus pâle que jamais, sa peau semblait transparente et ses yeux étaient cernés. Mon cœur se serra. En la voyant si fragile, je ressentais pour elle un amour encore plus éperdu.

Inquiet de sa pâleur, sire Shigeru interrogea Shizuka. Elle lui répondit que le mouvement du palanquin ne convenait pas à Kaede, qu’il n’y avait rien d’autre. Mais ses yeux se tournèrent vers moi, et il me sembla que je comprenais leur message.

Notre groupe était silencieux, chacun restant plongé dans ses pensées. Les soldats se montraient tendus et irritables, la chaleur devenait oppressante. Seul sire Shigeru semblait à l’aise et conversait avec une légèreté insouciante, comme s’il se préparait vraiment à célébrer un mariage longtemps désiré. Je savais que cette attitude lui valait le mépris des Tohan, mais elle me semblait constituer l’une des démonstrations de courage les plus admirables que j’eusse jamais vues.

Plus nous progressions vers l’est, plus les ravages de la tempête devenaient moins apparents. Les routes s’amélioraient à l’approche de la capitale, et chaque jour nous couvrions une distance plus importante. L’après-midi du cinquième jour, nous arrivâmes à Inuyama.

Iida avait fait de cette cité orientale sa capitale après sa victoire à Yaegahara, et c’est alors qu’il avait entrepris la construction de son énorme château. Il dominait la ville de ses murs noirs aux créneaux blancs, et ses toits ressemblaient à des pans de toile lancés vers le ciel. Tandis que nous avancions vers lui, je me surpris à étudier les fortifications, à mesurer la hauteur des portes et des murs, à regarder les prises possibles pour une escalade… « Ici je me rendrai invisible, ici j’aurai besoin de grappins… »

Je n’avais pas imaginé que la ville serait si grande, ni qu’une telle multitude de guerriers monteraient la garde au château et seraient cantonnés dans ses environs.

Abe retint son cheval de manière à se retrouver à ma hauteur. J’étais devenu une des cibles favorites de ses plaisanteries et de son humour de soudard.

— Voilà l’image de la puissance, mon garçon. Il faut être un guerrier pour en arriver là. Vos petits travaux au pinceau ne font pas vraiment le poids, pas vrai ?

Peu m’importait ce qu’Abe pouvait penser de moi, du moment qu’il ne soupçonnât pas la vérité.

— C’est l’endroit le plus imposant que j’aie jamais vu, sire Abe. J’aimerais pouvoir étudier de plus près son architecture, ses œuvres d’art…

— Je peux certainement vous arranger ça, affirma-t-il, prêt à faire preuve d’une bonté condescendante maintenant qu’il était en sûreté dans sa ville.

Je me hasardai à observer :

— Le nom de Sesshu est toujours vivant, alors que nous avons oublié ceux des guerriers de son époque.

— Mais vous n’êtes pas Sesshu, n’est-ce pas ?

Il éclata de rire. Son mépris était tel que le sang lui montait à la tête, mais je l’approuvai avec humilité. Il ignorait tout de moi : c’était ma seule consolation.

On nous conduisit à une résidence proche des douves du château. En apparence, tout semblait indiquer qu’Iida tenait au mariage et à l’alliance avec les Otori. Il n’y avait absolument rien à redire aux égards et aux honneurs dont sire Shigeru se vit gratifié. Quant aux dames, on les mena au cœur même de la forteresse, dans la propre résidence d’Iida où elles devaient loger avec les femmes de sa maisonnée – c’était là que vivait la fille de dame Maruyama.

Je ne vis pas le visage de Kaede, mais en partant elle souleva furtivement le rideau du palanquin et sa main apparut. Elle tenait le rouleau que je lui avais donné, l’esquisse du petit oiseau de mes montagnes dont elle m’avait dit qu’il lui faisait penser à la liberté.

Une douce pluie vespérale commença à tomber, estompant les contours du château et faisant briller les tuiles et les pavés. Deux oies fendirent le ciel, en battant posément des ailes. Quand elles furent hors de vue, j’entendis encore leur cri lugubre.

Plus tard, Abe revint de la résidence chargé de cadeaux de mariage et de messages enthousiastes de bienvenue de la part de sire Iida. Je lui rappelai sa promesse de me faire visiter le château. À force d’insister et de me prêter de bonne grâce à son badinage pesant, j’obtins gain de cause pour le lendemain.

Kenji et moi nous rendîmes donc le matin à la forteresse avec lui. J’écoutai les commentaires d’Abe d’un air respectueux en dessinant des esquisses, mais notre guide s’ennuya bientôt et nous confia à l’un de ses serviteurs. Tandis que mes mains esquissaient arbres, jardins et panoramas, mes yeux et mon esprit enregistraient le plan du château, la distance entre la première porte et la seconde, appelée porte du Diamant, et l’espace qu’il fallait couvrir pour atteindre le pont intérieur, puis la résidence. Le fleuve longeait le côté est de l’édifice, lequel était entièrement entouré de douves. Tout en me consacrant à mon labeur d’artiste, j’écoutais, je localisais les gardes visibles ou cachés et je les comptais.

Le château grouillait de guerriers et de fantassins, de forgerons, de fléchiers et d’armuriers, de palefreniers, de cuisiniers, de servantes et de domestiques de toutes sortes. Je me demandais ce qu’ils devenaient la nuit, et si le calme s’installait jamais dans cette fourmilière.

Plus bavard qu’Abe, le serviteur se plaisait à exalter la grandeur d’Iida et se montrait naïvement impressionné par mes dessins. Je brossai une rapide esquisse de sa personne et lui donnai le rouleau. Les portraits étaient une rareté à l’époque, et il le serra dans ses mains comme un talisman magique. Du coup, il nous montra plus de détails qu’il n’aurait dû, notamment les chambres dérobées où des gardes étaient stationnés en permanence, les fausses fenêtres des tours de guet et l’itinéraire qu’empruntaient chaque nuit les patrouilles pour faire leur ronde.

Kenji n’ouvrait guère la bouche, sinon pour critiquer mes dessins et corriger tel ou tel coup de pinceau. J’étais curieux de savoir s’il avait l’intention de m’accompagner la nuit où je me rendrais au château. Par moments, je me disais que je ne pourrais rien faire sans son aide, mais l’instant d’après j’étais sûr de vouloir être seul.

Nous finîmes par arriver au donjon central, où nous fûmes présentés au capitaine de la garde et autorisés à gravir les marches raides de l’escalier menant à l’étage supérieur. Les piliers massifs soutenant la tour avaient au moins vingt mètres de haut. J’imaginai l’impression qu’ils avaient dû faire dans la forêt, l’immensité de leur feuillage, la profondeur de leur ombre. Les poutres transversales avaient conservé leurs torsions originelles, comme si elles aspiraient à se relever d’un bond et à redevenir des arbres vivants. Je sentais la puissance du château, comme un animal bandant ses forces avant de m’attaquer.

Du haut de la plate-forme supérieure, sous les yeux curieux des gardes de midi, nous pûmes contempler la cité tout entière. Au nord se dressaient les montagnes que j’avais traversées avec sire Shigeru, et plus loin encore c’était la plaine de Yaegahara. Mon village natal, Mino, se trouvait au sud-est. L’atmosphère était calme et brumeuse, sans un souffle de vent. Malgré l’épaisseur des murs de pierre et la fraîcheur du bois sombre, il régnait une chaleur suffocante. Les visages des gardes luisaient de sueur, et ils peinaient dans leurs armures lourdes et inconfortables.

Les fenêtres sud du donjon principal donnaient sur le second donjon, moins élevé, dont Iida avait fait sa résidence. Il se dressait au-dessus d’un énorme mur fortifié surgissant presque sans transition des douves. Derrière les douves, du côté est, une zone marécageuse d’environ cent mètres de large précédait le fleuve dont les flots, gonflés par la tempête, paraissaient profonds et impétueux. Le haut du mur fortifié était percé d’une rangée de petites fenêtres, mais les portes de la résidence se trouvaient toutes du côté ouest. Des toits gracieusement inclinés couvraient les vérandas, qui s’ouvraient sur un petit jardin entouré par les murs du deuxième pont intérieur. Vu du sol, il était impossible de soupçonner son existence, mais nous pouvions le contempler comme des aigles du haut de notre aire.

Du côté opposé, le pont du nord-ouest abritait les cuisines et divers communs.

Mes yeux ne se lassaient pas du contraste entre les deux faces du palais d’Iida. Le côté ouest était si beau, d’une grâce presque fragile, alors que le côté est, dans sa puissance et son austérité, donnait une impression de brutalité encore accrue par les anneaux de fer fichés sous les meurtrières de la muraille. Les gardes nous informèrent que les ennemis d’Iida étaient suspendus à ces anneaux, afin que la souffrance des victimes du seigneur rehausse et approfondisse la jouissance que lui procuraient son pouvoir et sa magnificence.

Tandis que nous redescendions, j’entendis les soldats se moquer de nous. J’avais appris à connaître ces quolibets dont les Tohan accablent toujours les Otori, prétendant qu’ils préfèrent coucher avec des garçons plutôt qu’avec des filles, qu’ils sont plus prompts à bâfrer qu’à se battre, que leur constitution est sérieusement affaiblie par leur goût pour les sources thermales, où ils passent leur temps à uriner. Leurs rires gras résonnaient dans notre dos. Embarrassé, notre compagnon marmonna des excuses.

Je l’assurai que nous n’étions nullement offensés, et m’immobilisai un instant à l’entrée du pont intérieur en feignant d’être pétrifié d’admiration devant les liserons splendides qui s’épanouissaient sur les murs de pierre des cuisines. J’entendais la rumeur familière des offices : le sifflement de l’eau en train de bouillir, le cliquetis des couteaux, le bruit monotone du pilon annonçant qu’on préparait des gâteaux de riz, les cris des cuisinières et le bavardage suraigu des petites servantes. Mais d’autres bruits me parvenaient de plus loin, dans la direction opposée, du fond de l’édifice donnant sur le jardin.

Au bout d’un instant, je compris qu’il s’agissait des bruits de pas de la multitude traversant en tous sens le parquet du rossignol.

— Entendez-vous cette rumeur étrange ? demandai-je innocemment à Kenji.

Il fronça les sourcils.

— De quoi peut-il s’agir ?

Notre compagnon éclata de rire.

— C’est le parquet du rossignol.

— Comment ? nous écriâmes-nous en chœur.

— C’est une sorte de parquet chantant. Personne, même pas un chat, ne peut le traverser sans qu’il se mette à gazouiller comme un oiseau.

— On croirait de la magie, observai-je.

— Qui sait, répliqua l’homme en riant de ma crédulité. En tout cas, Sa Seigneurie dort mieux depuis qu’il la protège.

— Quelle merveille ! m’exclamai-je. J’aimerais tant le voir de mes propres yeux.

Sans cesser de sourire, notre guide nous mena obligeamment du côté sud, en faisant le tour du pont. La porte donnant sur le jardin était ouverte. Elle n’était pas très haute mais un surplomb massif la dominait et ses marches étaient si escarpées qu’un homme seul était en mesure de les défendre. Nous regardâmes le bâtiment qui s’étendait de l’autre côté. Les volets de bois étaient tous ouverts, et je vis le parquet immense et brillant qui s’étendait sur toute la longueur de l’édifice.

Une foule de servantes chargées des plateaux du déjeuner, car il était presque midi, ôtaient leurs sandales avant de s’avancer sur le parquet. J’écoutai son chant, et le cœur me manqua. Je me souvins du parquet de la maison de Hagi, que je parcourais d’un pas si léger et silencieux. Celui-ci était quatre fois plus vaste, et son chant infiniment plus complexe. Je n’aurais aucune occasion de m’entraîner dessus. Une seule chance s’offrirait à moi pour déjouer ses embûches.

Je restai aussi longtemps que je le pus sans éveiller les soupçons, poussant force cris d’admiration tout en essayant de repérer chaque bruit que j’entendais. Je ne pouvais m’empêcher par moments de me rappeler que Kaede était quelque part dans cette résidence, et je tendais vainement l’oreille dans l’espoir d’entendre sa voix.

Kenji finit par s’exclamer :

— Allons-y maintenant ! Mon estomac crie famine. De toute façon, sire Takeo reverra dès demain cette merveille quand il accompagnera sire Otori.

— Nous retournons au château demain ?

— Sire Otori se présentera devant sire Iida demain après-midi, répliqua Kenji. Bien entendu, sire Takeo viendra avec lui.

— Quelle émotion ! proclamai-je.

Mais mon cœur se serra à cette perspective.

En rentrant dans nos appartements, nous trouvâmes sire Shigeru occupé à examiner des robes nuptiales. Déployées sur les nattes, elles étaient aussi somptueuses que colorées, et leurs broderies reproduisaient tous les symboles de la chance et de la longévité : fleurs de prunier, grues et tortues marines.

— Mes oncles me les ont envoyées en présent, déclara-t-il. Que dis-tu de leur bienveillance, Takeo ?

— Elle est sans bornes, répliquai-je, écœuré par leur duplicité.

— Laquelle devrais-je porter, selon toi ?

Il souleva la robe aux fleurs de prunier, et l’homme qui avait apporté les habits l’aida à la revêtir.

— Celle-ci est parfaite, assura Kenji. Mangeons, maintenant.

Cependant sire Shigeru s’attarda encore un instant à caresser des mains l’étoffe fine, à admirer la complexité délicate de la broderie. Il ne dit rien, mais je vis passer une expression singulière sur son visage : peut-être éprouvait-il du regret à l’idée du mariage qui n’aurait jamais lieu, peut-être aussi, quand j’y repense maintenant, pressentait-il le destin qui l’attendait.

— Je porterai cette robe, dit-il.

Il la retira et la tendit à l’homme qui murmura :

— Elle est assurément seyante. De toute façon, rares sont les hommes dont la beauté égale celle de sire Otori.

Un sourire illumina le visage ouvert du seigneur, mais il n’ajouta pas un mot et ne se montra guère plus bavard durant le repas. Nous étions tous passablement silencieux, à vrai dire, trop tendus pour échanger des banalités, et trop conscients de la possible présence d’espions pour aborder d’autres sujets.

Malgré ma fatigue, je me sentais agité. Il fit si chaud l’après-midi que je restai cloîtré. Les portes étaient grandes ouvertes sur le jardin, mais on ne sentait pas l’ombre d’une brise dans les chambres. Je somnolais, en essayant de me rappeler le chant du rossignol emprisonné dans le parquet. J’étais bercé par la rumeur du jardin, mêlant les bourdonnements d’insectes aux éclaboussements de la cascade, qui me réveillait à moitié puis me plongeait dans l’illusion d’être de retour à Hagi, dans la demeure du seigneur.

Vers le soir, il se remit à pleuvoir et l’air se rafraîchit un peu. Kenji et sire Shigeru étaient absorbés dans une partie de go. Les pions noirs étaient échus à Kenji. J’avais dû finir par m’endormir pour de bon, car je fus réveillé par une servante frappant à la porte et déclarant à Kenji qu’un messager l’attendait dehors.

Il acquiesça de la tête, joua son coup et se leva pour sortir. Sire Shigeru le regarda s’éloigner puis étudia le support du jeu, comme si seules les péripéties de la partie l’intéressaient. Je me levai à mon tour et examinai la disposition des pions. Je les avais souvent vus jouer ensemble, et le seigneur avait toujours eu l’avantage. Cette fois, cependant, je constatai que les pions blancs étaient en piètre posture.

Je me rendis près du bassin pour asperger d’eau mon visage et mes mains. J’avais l’impression de suffoquer, d’être pris au piège. Traversant la cour de notre logis, je sortis dans la rue.

Kenji était debout de l’autre côté de la chaussée, en train de parler à un jeune homme vêtu comme un courrier. Avant que j’aie pu entendre une bribe de leur conversation, il m’aperçut, donna une bourrade au jeune messager et lui dit adieu. Puis il traversa la rue pour me rejoindre, en se dissimulant de nouveau derrière l’apparence inoffensive de mon vieux professeur. Mais il évita de me regarder dans les yeux et j’eus l’impression d’avoir surpris comme cela m’était déjà arrivé une fois, avant qu’il ne m’eût vu, le véritable Muto Kenji : l’homme réel derrière tous ses masques, aussi impitoyable que Jato.

Ils continuèrent à jouer jusque tard dans la nuit. Je ne pouvais supporter d’assister à l’annihilation des pions blancs, mais je n’arrivais pas non plus à m’endormir. J’étais hanté par ce qui m’attendait, et tourmenté par les soupçons que je nourrissais envers Kenji. Le lendemain matin, il sortit de bonne heure et pendant son absence, Shizuka nous rendit visite. Elle apportait des cadeaux de mariage de la part de dame Maruyama. Deux rouleaux étaient cachés dans l’emballage. Le premier était une lettre, que Shizuka tendit à sire Shigeru.

Il la lut, le visage fermé et creusé par la fatigue. Il ne nous informa pas de son contenu, mais la plia avant de la glisser dans la manche de sa robe. Il prit l’autre rouleau et me le passa après y avoir jeté un coup d’œil. Les phrases étaient sibyllines, mais au bout d’un instant je saisis leur signification. Il s’agissait d’une description de l’intérieur de la résidence, indiquant clairement où Iida dormait.

— Il vaut mieux les brûler, sire Otori, chuchota Shizuka.

— Je le ferai. Quelles autres nouvelles ?

— Puis-je me rapprocher ? demanda-t-elle.

Et elle lui glissa dans l’oreille, d’une voix si basse que le seigneur et moi-même pouvions seuls l’entendre :

— L’armée d’Araï déferle sur le Sud-Ouest. Il a vaincu Noguchi et n’est plus très éloigné d’Inuyama.

— Iida est au courant ?

— Il le sera bientôt, s’il ne l’est déjà. Ses espions sont plus nombreux que les nôtres.

— Et Terayama ? Avez-vous des nouvelles de là-bas ?

— Ils sont persuadés de pouvoir s’emparer de Yamagata sans coup férir dès qu’Iida…

Sire Shigeru leva une main, mais Shizuka s’était déjà interrompue.

— Cette nuit, donc, dit-il simplement.

Elle s’inclina.

— Sire Otori.

— Dame Shirakawa se porte-t-elle bien ? demanda-t-il d’une voix normale en s’éloignant d’elle.

— Je souhaiterais que son état soit meilleur, répondit doucement Shizuka. Elle semble avoir perdu définitivement l’appétit et le sommeil.

Mon cœur s’était arrêté un instant quand sire Shigeru avait dit : « Cette nuit. » Puis il s’était mis à battre à un rythme rapide mais mesuré, en propulsant le sang dans mes veines avec une énergie régulière. Je regardai une fois encore le plan dans ma main, afin d’inscrire son message dans mon cerveau. La pensée de Kaede, avec son pâle visage, les os fragiles de ses poignets, le flot noir de sa chevelure, fit de nouveau défaillir mon cœur. Je me levai et me dirigeai vers la porte pour dissimuler mon émotion.

— Je regrette profondément de lui faire du mal, dit le seigneur.

— Elle-même redoute de vous faire du mal, répliqua Shizuka.

Elle ajouta à voix basse :

— Il y a tant de choses qu’elle redoute. Il faut que je retourne auprès d’elle, je n’aime pas la laisser seule.

— Que voulez-vous dire ? m’écriai-je si fort qu’ils me regardèrent avec surprise.

Shizuka hésita.

— Elle parle souvent de la mort, finit-elle par murmurer.

Je voulais envoyer un message à Kaede. Je voulais courir au château et l’arracher à sa prison – l’emmener ailleurs, dans un endroit où nous serions en sûreté. Mais je savais qu’un tel endroit n’existait pas, qu’il ne pourrait pas exister avant que cette histoire n’ait trouvé sa conclusion…

J’avais aussi envie d’interroger Shizuka à propos de Kenji, pour savoir ce qu’il manigançait, ce que la Tribu avait en tête. Mais des servantes entrèrent avec les plateaux du déjeuner, et il me fut impossible de lui parler en particulier avant son départ.

Pendant le repas, nous évoquâmes en peu de mots les dispositions prises pour notre visite de l’après-midi. Ensuite, sire Shigeru écrivit quelques lettres pendant que j’étudiais mes esquisses du château. Je sentais souvent son regard se poser sur moi, et j’avais l’impression qu’il aurait désiré me dire encore bien des choses, mais il garda le silence. Je restai assis tranquillement sur le sol, à contempler le jardin, à m’efforcer de respirer plus lentement, en me retirant dans l’être obscur et silencieux qui habitait mes profondeurs et en lui lâchant la bride afin qu’il prenne possession du moindre de mes muscles, de mes tendons et de mes nerfs. Mon ouïe semblait plus fine que jamais. J’entendais la ville entière, sa cacophonie de vie humaine et animale, de joie, de désir, de souffrance et de chagrin. J’aspirais au silence, j’aurais voulu être délivré de tout ce qui m’oppressait. Avec une impatience indicible, j’attendais la nuit.

Kenji revint sans dire un mot de son expédition. Il nous regarda en silence revêtir nos robes de cérémonie arborant dans le dos l’emblème des Otori. Il n’ouvrit la bouche que pour suggérer qu’il serait peut-être plus sage que je n’aille pas au château, mais sire Shigeru observa que j’attirerais bien davantage l’attention en ne venant pas. Il n’ajouta pas que j’avais besoin d’étudier une dernière fois les lieux. Je ressentais également le besoin de revoir Iida. La seule image que je conservais de lui était celle de l’apparition terrifiante de Mino, un an plus tôt : l’armure noire, le casque orné de bois de cerf, le sabre qui avait failli trancher le fil de mes jours. Cette image avait pris de telles proportions dans mon esprit que j’étais bouleversé à l’idée de voir le tyran en chair et en os, sans armure pour le protéger.

Nous partîmes escortés par nos vingt guerriers Otori au grand complet. Ils attendirent sur le premier pont avec les chevaux, tandis que sire Shigeru et moi suivions Abe à l’intérieur de la résidence. Quand nous ôtâmes nos sandales sur le parquet du rossignol, je retins mon souffle en écoutant sous mes pieds l’oiseau chanter. La demeure était décorée avec un luxe éblouissant dans le style moderne. Les peintures étaient si exquises qu’elles réussirent presque à me distraire de mon noir dessein. Elles n’étaient pas empreintes de paix et de retenue, comme celles de Sesshu à Terayama, mais débordaient d’or, de vie et de puissance. Dans l’antichambre où notre attente se prolongea pendant plus d’une demi-heure, les portes et les écrans étaient ornés de grues et de saules couverts de neige. Sire Shigeru s’extasia devant eux, et sous l’œil sardonique d’Abe, nous parlâmes à voix basse de la peinture et de l’artiste.

— À mon sens, ces peintures sont très supérieures à celles de Sesshu, déclara le seigneur Tohan. Elles ont des couleurs plus riches et plus vives, et des dimensions beaucoup plus ambitieuses.

Sire Shigeru murmura quelques mots évasifs, tandis que je gardais le silence. Quelques instants plus tard, un homme d’un certain âge entra, s’inclina jusqu’à terre et annonça à Abe :

— Sire Iida est prêt à recevoir ses hôtes.

Nous nous levâmes et traversâmes de nouveau le parquet du rossignol, en suivant Abe en direction de la grande salle. Sire Shigeru s’agenouilla sur le seuil, et je suivis son exemple. Abe nous fit signe de nous avancer à l’intérieur, où nous nous agenouillâmes de nouveau, le front dans la poussière. Je regardai à la dérobée Iida Sadamu assis au fond de la salle sur une estrade, ses robes aux nuances crème et or déployées autour de lui, un éventail rouge et or à la main droite, un petit chapeau de cérémonie noir sur la tête. Il était plus petit que dans mon souvenir, mais non moins imposant. Il devait avoir une dizaine d’années de plus que Shigeru, et ne devait guère lui arriver qu’à l’épaule. Ses traits étaient quelconques, en dehors de ses yeux fins qui trahissaient son intelligence et sa férocité. Ce n’était pas un bel homme, mais sa présence irradiait une puissance irrésistible. Ma vieille terreur se réveilla d’un seul coup en moi.

Une vingtaine de serviteurs de sa suite étaient rassemblés dans la salle, tous prosternés. Seuls Iida et son petit page étaient assis. Il y eut un long silence. On approchait de l’heure du singe et il régnait une chaleur étouffante, aucune porte n’étant ouverte. Derrière les parfums imprégnant les robes, on sentait une odeur rance d’hommes en sueur. J’aperçus du coin de l’œil les contours des cabinets dérobés, où j’entendais la respiration des gardes qui étaient cachés et les légers craquements accompagnant leurs changements de position. J’avais la bouche sèche.

Sire Iida se décida enfin à parler :

— Soyez le bienvenu, sire Otori. Voici des circonstances fastes, puisque nous devons célébrer un mariage et sceller une alliance.

Sa voix était rude, son ton négligent, ce qui rendait incongrues dans sa bouche les formules de politesse.

Sire Shigeru releva la tête et s’assit sans hâte. Il répliqua avec la même politesse cérémonieuse, en saluant le seigneur au nom de ses oncles et du clan Otori tout entier.

— Je suis heureux de pouvoir être utile à deux grandes maisons.

Sa formule rappelait subtilement à Iida qu’ils étaient d’un rang égal, par la naissance et par le sang.

Iida sourit sans aucune aménité et répliqua :

— Oui, il faut que la paix règne entre nous. Nous ne voulons pas d’un second Yaegahara.

Shigeru inclina la tête.

— Le passé est le passé.

J’étais encore prosterné, mais je pouvais voir son visage de profil. Il regardait droit devant lui, d’un air franc, et son expression était ferme et joyeuse. Personne n’aurait pu imaginer qu’il était différent de ce qu’il paraissait : un jeune fiancé reconnaissant de la faveur dont l’honorait un seigneur plus âgé.

Leur échange de civilités se prolongea un moment. Puis on apporta le thé, qui fut servi aux deux seigneurs.

— Ce jeune homme est votre fils adoptif, je crois, lança Iida quand on eut versé le thé. Qu’il boive avec nous.

Je fus contraint de m’asseoir, quoique j’eusse préféré m’abstenir de cet honneur. Je m’inclinai derechef devant Iida et m’avançai à genoux, en m’efforçant d’empêcher mes doigts de trembler quand je pris le bol. Je sentis son regard sur moi mais n’osai pas lever les yeux vers lui, de sorte qu’il me fut impossible de savoir s’il reconnaissait en moi le gamin de Mino qui l’avait fait tomber par terre après avoir brûlé le flanc de son cheval.

J’examinai mon bol. Son vernis était d’un gris métallique très brillant où s’allumaient des reflets rouges, comme je n’en avais jamais vu de pareils.

— C’est un cousin éloigné de ma défunte mère, expliqua sire Shigeru. Elle avait à cœur de le voir adopté par notre famille, et après sa mort, j’ai exaucé son désir.

— Comment s’appelle-t-il ?

Iida ne me quittait pas des yeux tout en buvant bruyamment son thé.

— Il a pris le nom d’Otori, répondit sire Shigeru. Nous l’appelons Takeo.

Il n’ajouta pas : « D’après le prénom de mon frère », mais je sentis le nom de Takeshi flotter dans l’air, comme si son fantôme s’était glissé dans la salle.

Iida poussa un grognement. Malgré la chaleur, l’atmosphère parut soudain glaciale, plus périlleuse que jamais. Je savais que sire Shigeru en était conscient. Je sentis son corps se raidir, bien qu’il ne se départît pas de son sourire. Derrière la politesse de façade, il y avait des années d’antipathie mutuelle, où se mêlaient l’héritage de Yaegahara, la jalousie d’Iida et le chagrin et la soif de vengeance de sire Shigeru.

J’essayai de m’identifier à Takeo, l’artiste studieux, introverti et maladroit, baissant les yeux d’un air embarrassé.

— Depuis combien de temps vit-il avec vous ?

— Environ un an, répondit sire Shigeru.

— Il me semble apercevoir un certain air de famille, dit Iida. N’êtes-vous pas de cet avis, Ando ?

Il s’adressait à l’un des serviteurs agenouillés le long de la salle. L’homme leva la tête et me regarda. Nos yeux se croisèrent, et je reconnus sur-le-champ son visage allongé de loup, son front vaste et pâle et ses yeux enfoncés. Je ne voyais pas son côté droit, mais je n’en avais pas besoin pour savoir qu’il lui manquait un bras, coupé net par Jato prenant vie dans les mains de sire Shigeru.

— La ressemblance est indéniable, déclara Ando. Elle m’avait déjà frappé la première fois que je vis le jeune seigneur…

Il fit une pause avant d’ajouter :

— À Hagi.

Je m’inclinai humblement devant lui.

— Pardonnez-moi, sire Ando, mais je ne crois pas avoir eu le plaisir de vous rencontrer.

— Nous ne nous sommes pas vraiment rencontrés, concéda-t-il. Je n’ai fait que vous apercevoir en compagnie de sire Otori, et j’ai pensé alors que vous aviez véritablement l’air d’un membre de… la famille.

— Rien d’étonnant, puisque nous sommes parents, observa sire Shigeru que ce jeu du chat avec la souris ne semblait nullement impressionner.

J’étais maintenant certain qu’Iida et Ando savaient exactement qui j’étais. Ils savaient aussi que c’était sire Shigeru qui m’avait sauvé. Je m’attendais à ce qu’ils nous fassent arrêter d’un instant à l’autre, à moins qu’ils n’ordonnent aux gardes de nous massacrer sans autre forme de procès, au milieu des ustensiles de la cérémonie du thé.

Sire Shigeru fit un mouvement imperceptible et je devinai qu’il était prêt à bondir sur ses pieds, le sabre à la main, si la situation l’exigeait. Mais il n’avait pas l’intention de sacrifier à la légère plusieurs mois de préparation. Le silence s’installa et la tension monta dans la salle.

Iida esquissa un sourire. Je sentais qu’il jouissait intensément de cette scène. Il n’allait pas donner si vite le signal de la curée : il voulait s’amuser encore un peu avec nous. Nous n’avions aucune chance de nous en sortir, étant en plein cœur du territoire Tohan, constamment surveillés, avec une escorte réduite à vingt guerriers. J’étais sûr qu’il projetait de nous éliminer tous les deux, mais pas avant d’avoir savouré le plaisir d’avoir en son pouvoir son ennemi juré.

Il se mit à évoquer le mariage qui devait être célébré. Derrière sa politesse superficielle, je percevais un mépris mêlé de jalousie :

— Dame Shirakawa est une pupille de sire Noguchi, le plus ancien et le plus sûr de mes alliés.

Il ne dit pas un mot de la défaite infligée à Noguchi par Araï. L’ignorait-il encore, ou croyait-il que nous n’étions pas au courant ?

— Sire Iida me fait un grand honneur, répliqua sire Shigeru.

— Il est vrai qu’il était temps de faire la paix avec les Otori.

Iida s’interrompit un instant puis reprit :

— C’est une très belle fille. Sa réputation n’est pas heureuse. J’espère que vous n’en êtes pas alarmé.

Les serviteurs furent pris d’un accès de gaieté presque imperceptible – on n’entendit pas un rire, mais des sourires entendus apparurent sur leurs visages.

— Il me semble que sa réputation est injustifiée, assura sire Shigeru d’une voix égale. Quant à être alarmé, je ne saurais l’être tant que je suis l’hôte de sire Iida.

Le sourire d’Iida s’était évanoui et le seigneur avait l’air menaçant. Il me fit l’effet d’être dévoré de jalousie. La politesse et l’amour-propre auraient dû le dissuader d’aller plus loin, mais il ne put s’en empêcher.

— Des bruits courent à votre sujet, lança-t-il brutalement.

Sire Shigeru se contenta de hausser les sourcils sans rien dire.

— Il est question d’un attachement ancien, d’un mariage secret, se mit à bramer Iida.

— Sire Iida m’étonne, répliqua froidement sire Shigeru. Je ne suis plus tout jeune. Il est naturel que j’aie connu plus d’une femme.

Iida recouvra son sang-froid et grogna une réponse, mais une lueur méchante brillait dans ses yeux. Nous fûmes congédiés avec une politesse hypocrite, Iida jeta simplement :

— Je suis impatient de vous revoir dans trois jours, pour la célébration du mariage.

Quand nous retrouvâmes notre escorte, les guerriers apparurent tendus et irritables après avoir dû supporter les sarcasmes et les menaces des Tohan. En redescendant les gradins de la rue menant à la première porte, nous gardâmes le silence, sire Shigeru et moi. J’étais occupé à mémoriser autant que possible le plan du château, et mon cœur bouillait de haine et de rage contenue envers sire Iida. Je voulais le tuer pour venger le passé, pour châtier son insolence face à sire Shigeru – et aussi parce que, si je ne le tuais pas dès cette nuit, il nous tuerait tous les deux.

Le soleil disparaissait dans un halo pluvieux quand nous retournâmes à notre logis, où Kenji nous attendait. Une légère odeur de brûlé flottait dans la chambre : il avait profité de notre absence pour détruire les messages de dame Maruyama.

Il étudia nos visages.

— On a reconnu Takeo ?

Sire Shigeru retira ses vêtements de cérémonie.

— J’ai besoin d’un bain, dit-il en souriant comme s’il relâchait un peu la tension qu’il s’était imposée pour se dominer. Pouvons-nous parler librement, Takeo ?

J’entendais s’élever des cuisines la rumeur des servantes préparant le souper. Des pas résonnaient de temps en temps dans l’allée couverte, mais le jardin était désert. Les gardes bavardaient devant l’entrée principale, une servante vint leur apporter des bols de riz et de soupe.

— À condition de chuchoter, répondis-je.

— Soyons brefs. Approchez-vous, Kenji. Oui, on l’a reconnu. Iida est en proie au soupçon et à la peur. Il peut frapper d’un instant à l’autre.

— Je vais emmener Takeo sur-le-champ, dit Kenji. Je peux le cacher dans la ville.

— Non ! m’écriai-je. Cette nuit, je vais au château.

— C’est notre seule chance, murmura sire Shigeru. Nous devons agir les premiers.

Kenji nous regarda et poussa un profond soupir.

— Dans ce cas, j’irai avec toi.

— Vous avez été un véritable ami pour moi, dit doucement le seigneur. Il est inutile que vous risquiez votre vie.

— Je ne le fais pas pour vous, Shigeru. C’est pour tenir Takeo à l’œil, répliqua Kenji.

Se tournant vers moi, il ajouta :

— Tu ferais mieux d’examiner une dernière fois les murailles et les douves avant le couvre-feu. Je vais t’accompagner. Emporte ton matériel à dessin : il y aura des jeux de lumière intéressants sur l’eau.

Je rassemblai mon matériel et nous quittâmes le logis. Au moment de franchir la porte, cependant, Kenji eut un geste qui me surprit. Il se retourna vers le seigneur et s’inclina profondément en disant :

— Sire Otori.

Sur le moment, je crus qu’il était ironique. Ce ne fut que plus tard que je compris qu’il s’agissait d’un adieu.

Je ne fis pas d’autres adieux qu’une révérence ordinaire, que sire Shigeru me rendit. Sa silhouette se détachait à contre-jour devant le jardin, et je ne vis pas l’expression de son visage.

*

Les nuages s’étaient épaissis, mais malgré l’humidité ambiante il ne pleuvait pas. Il faisait un peu plus frais, maintenant que le soleil s’était couché, cependant l’air était encore lourd et moite. Les rues étaient bondées de passants profitant de l’heure séparant le coucher du soleil et le couvre-feu. Ils ne cessaient de me heurter, ce qui accroissait mon anxiété et mon malaise. Je croyais voir partout des espions et des assassins. L’entrevue avec Iida avait été fatale à mon sang-froid, et j’étais de nouveau Tomasu, le gamin terrorisé qui s’était enfui des ruines de Mino. Pouvais-je vraiment croire que j’allais escalader les murailles du château d’Inuyama et assassiner ce seigneur que je venais de voir dans toute sa puissance et qui savait que je n’étais qu’un Invisible, le seul de mon village à lui avoir échappé ? J’avais beau prétendre être sire Otori Takeo, un seigneur, ou Kikuta, un membre de la Tribu, la vérité était que je n’étais ni l’un ni l’autre. J’étais un Invisible, j’appartenais au peuple des pourchassés.

Nous nous dirigeâmes vers l’ouest, en longeant le côté sud de la forteresse. La nuit tombait, et je m’estimais heureux que la lune et les étoiles aient déserté le ciel. Des torches flamboyaient à la porte du château, et des bougies et des lampes à huile éclairaient les boutiques. Des odeurs de sésame et de soja, de vin de riz et de poisson grillé, flottaient dans l’air. J’avais faim, en dépit de tout. J’aurais voulu que nous nous arrêtions pour acheter à manger, mais Kenji proposa d’aller un peu plus loin. La rue devint plus sombre, plus déserte. J’entendis un véhicule cahoter sur les pavés, puis le son d’une flûte. Ces bruits avaient quelque chose d’indiciblement irréel. Je frissonnai, en proie à un obscur pressentiment.

— Rentrons, dis-je.

À cet instant, un étrange cortège surgit d’une ruelle en face de nous. Je les pris d’abord pour des saltimbanques. Un vieillard poussait une charrette couverte d’ornements et d’images. Une fille jouait de la flûte, mais elle la laissa tomber en nous voyant. Deux jeunes gens sortirent de l’ombre, chacun portant une toupie. Le premier faisait tournoyer la sienne, le second la faisait voltiger. La pénombre leur prêtait un aspect magique, comme s’ils étaient possédés par des esprits. Je stoppai net, et Kenji s’immobilisa juste derrière moi. Une deuxième fille s’avança vers nous en disant :

— Venez jeter un coup d’œil, jeune seigneur.

Sa voix me parut familière, mais je ne l’identifiai qu’après un instant de réflexion. Je bondis aussitôt en arrière, en esquivant Kenji, et laissai mon second moi près de la charrette. C’était la servante de l’auberge de Yamagata, celle dont Kenji avait dit : « Elle est des nôtres. »

À ma grande surprise, un des garçons me suivit sans faire attention à mon double. Je me rendis invisible, mais il parvint à me localiser. Mes derniers doutes disparurent : la Tribu venait faire valoir ses droits sur ma personne, comme Kenji l’avait annoncé, comme il l’avait toujours su. Je me laissai tomber par terre, roulai jusqu’à la charrette et me glissai dessous, mais mon professeur m’attendait de l’autre côté. J’essayai de le mordre à la main, mais il attrapa ma mâchoire et me força à lâcher prise. Je lui donnai alors un coup de pied et tentai de devenir inconsistant entre ses doigts pour lui échapper, mais c’était lui qui m’avait enseigné tous les trucs que je connaissais.

— Tiens-toi tranquille, Takeo, siffla-t-il. Arrête de te battre. Personne ne veut te faire de mal.

— D’accord, dis-je en m’immobilisant.

Il relâcha sa prise, et j’en profitai pour filer. Je tirai mon couteau de ma ceinture. Cependant mes cinq adversaires ne plaisantaient plus. Un des garçons me fit une feinte, me forçant à reculer-devant la charrette. Je le frappai et le blessai jusqu’à l’os. Puis je tailladai l’une des filles. L’autre s’était rendue invisible, et je la sentis me tomber dessus comme un singe du haut de la charrette. Les jambes sur mes épaules, elle me ferma la bouche d’une main et de l’autre tâtonna sur mon cou. Je savais évidemment quel endroit elle voulait atteindre, et je me secouai si violemment que j’en perdis l’équilibre. Le jeune homme que j’avais blessé saisit mon poignet et le tordit jusqu’à ce que je lâche mon couteau. Je m’effondrai par terre avec la fille. Ses mains serraient toujours ma gorge.

Avant de perdre conscience, je vis clairement sire Shigeru assis dans la chambre, en train d’attendre notre retour. J’essayai de hurler mon indignation devant l’énormité de cette trahison, mais ma bouche était bâillonnée et même mes oreilles perdirent tout contact avec le monde.

Clan Des Otori
titlepage.xhtml
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_000.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_001.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_002.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_003.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_004.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_005.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_006.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_007.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_008.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_009.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_010.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_011.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_012.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_013.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_014.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_015.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_016.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_017.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_018.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_019.htm
Lian Hearn - Le Clan des Otori T 1 _ Le Silence Du Rossignol_split_020.htm